Nana

Jean Louis Schefer

Quelque chose s’est égaré dans l’image – plus que les traits secs du dessin (le style) que l’on ne retrouve pas dans la robe photographiée, ou les plis qui imposent la présence d’un corps sur lequel l’étoffe prend.
Cette transformation est cependant moins rapide que cet autre affaisement: la pâte blanche du visage, sa fadeur mauvaise, le noir autour des yeux; le costumier, le tailleur, l’essayeuse oublient toujours qu’un visage a non seulement une allure, un style, qu’il est donc difficile de l’habiller mais qu’il a surtout, et ici uniquement un poids. Dans ces silhouettes, le poids du corps n’est que celui du visage, parce que celui-ci (travaillé par la stupeur et les griamces du muet – dans les films d’expression le visage effectue le même travail que le corps entier chez les burlesques) est une descente tragique, à peu près comme on dit ›une descente d’organe‹...
Cette farine grasse, pétrie, blanche et luisante fait un visage dans un degré d’abjection. Il semble à peu près que l’expression y ait la même force qu’une odeur rance et qu’enfin une espèce de senteur de graisse et de cruauté habite ce corps que rien ne peut laver de cette graisse du profit pervers. L’extraordinaire dessin d’Autant-Lara, son élégance perdue, est celui d’un reliquaire moderne, ou le même vêtement alourdi de oierreries d’une vierge noire. La photographie de Renoir, en transformant les surfaces de gouache en rochers de taffetas et de soie, n’accuse que la graisse du personnage, en bref ne montre-t-elle aussi qu’un visage: cette bête qui a déjà mangé, et ce gras des fortunes captées est ici habité d’un oeil noir et d’une moue – la vulgarité et l’extrême brutalité du personnage ne sont plus qu’une universelle compulsion alimentaire. Cet être n’est pas désirable (il est même masqué par la haine du désir), il n’est simplement jamais repu, il peut changer le monde entier en nourriture.
Cette nourriture est donc l’argent tout cru; songez ici au ›chocolat des Jésuites‹ dans Saint–Simon (les caisses débarquées d’un navire, adressées au général des Jésuites, contenaient d’énormes lingots d’or recouverts d’une croûte de chocolat).
Cette face est cependant prodigeuse: c’était un astre qui a pris ce pli de faire des grimaces et qui se met à sentir. Comme si ce visage sentait son origine, parce que dans sa laideur même, au fa°ite de son ascension sociale, seule la puissance est encore désirable et que ce désir-là ne fait pas le détail de la beauté: c’est simplement cet irréprochable miroir dans l’amour de la vérité, et même de cell-ci; un regard de beurre blanc. Le personnage en frac à coté d’elle ne serait qu’une copie: il surveille l’araignée.
Une sorte de beurre en blanc qui dépose sa crème sur ce visage qui continue de noircir (de pourrir et de regarder) sous la même couche. (Un caprice aurait donc barbouillé quelques traits d’expression sur cette face déculottée.) La dureté, l’être impitoyable de Nana est un phénomène photographique. Il relève, dans le costume fait pour un rôle (pour un ›masque‹), du dessin. De telle manière que l’être ou le corps manquant ici devra être dèchriffré là-bas, à côté.